L'art oublié de l'ennui.
Je suis née dans les années 60. Et même si j'ai tendance à penser que ce n'est pas si loin, je réalise chaque jour à quel point les années soixante sont lointaines... Je suis née avant l'Internet ! Ce que personne n'appelle pas comme ça à moins d’être né avant, évidemment ! Je suis aussi née avant les téléphones portables, avant les smartphones, avant tout type de téléphone qui ressemblerait de près ou de loin à un ordinateur miniature.
En fait, il n'y avait pas vraiment beaucoup d'ordinateurs à l'époque, et lorsque j’étais enfant, c'était quelque chose de réservé à la SF, aux scientifiques ou aux adultes très importants. Je me souviens avoir vu mon premier ordinateur chez un ami quand j’étais ado et avoir pensé à l'époque à quel point je me sentais mal à l'aise devant cette machine qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais connu auparavant. J'étais une grand fan de science-fiction et je passais beaucoup de temps à regarder des séries (Si vous lisez ceci, amis Trekkies, vivez longtemps et prospères!) et à lire des livres de SF. Et tous semblaient plus ou moins se rejoindre sur le fait que trop de technologie était mauvais pour l'humanité.
Avance rapide 40 ans plus tard : nous vivons dans le futur décrit à l'époque, et bien que les voitures ne volent pas, que les vaisseaux spatiaux ne soient pas si courants que ça, et que j'ai renoncé à monter un jour sur un hoverboard, les ordinateurs ont envahi nos vies au point que quiconque ne les utilise pas est maintenant considéré comme inadapté ou juste super bizarre!
Soyons clairs: j'utilise actuellement mon téléphone et mon ordinateur portable pour écrire cet article, je porte une Apple Watch et j'ai une maison qui s'allume ou s'éteint grâce à mon téléphone ou à ma voix... Je fais partie du lot!
Pour quiconque est né après 1990, la technologie n'est même pas la technologie, c'est juste la vie, n'est-ce pas ? Et dès le plus jeune âge, on peut demander à peu près tout à nos ordis. Les écoles ont des ordis, les parents ont des ordis, vous en avez probablement au moins un aussi, et la plupart de votre vie se passe derrière un écran.
Et il y a une chose qui n'arrive presque plus : l'ennui ! Parce que dès que vous vous ennuyez, vous cliquez et le monde entier est au bout de vos doigts. Vous pouvez naviguer, discuter, jouer, commander, acheter n'importe quoi tant que vous avez un écran et une carte de crédit (ou un parent à proximité).
Et il n'y a rien de mal à cela, n'est-ce pas ? Je veux dire, qui aurait envie s'ennuyer de toute façon ? S'ennuyer, c'est...ennuyeux, en fait ! Qui voudrait n'avoir rien à faire quand on peut faire à peu près tout en ligne ?
Le problème, c'est qu'il y a malgré tout quelqu'un qui gagnerait vraiment à s'ennuyer : vous !
Laissez-moi vous raconter une histoire pour que vous compreniez de quoi je parle :
C'est le week-end, tu vis toujours chez tes parents, tes parents sont occupés, tu as fait tes devoirs (parce que tu fais toujours tes devoirs en premier, hein?), et tu ne sais pas quoi faire.
Ou si tu es un peu plus âgé, tu as travaillé dur toute la semaine, tu ne vis peut-être plus chez tes parents, mais en gros tu as fait ce que tu devais faire et maintenant plus rien. Pas de travail,pas de plan, pas de réunion de famille, le week-end à venir ressemble à un trou noir géant prêt à te gober vivant (j'ai peut-être trop regardé de SF...).
Alors tu allumes ton écran, que ce soit ton ordinateur portable ou ton téléphone et tu commences à surfer. Que tu soies sur les réseaux sociaux à regarder des trucs qui ne t’ intéressent même pas ou que tu te balades d'un site à un autre pour acheter des choses dont tu ne savais même pas que tu en avais besoin il y a dix minutes, ton cerveau est maintenant plongé dans un «coma informatique » et les heures passent sans que tu t’en rendes compte. Bientôt, c'est le soir, le dîner, le lit, boum ! Une autre journée est passée !
Qu'as-tu accompli ? Pas grand-chose. Es-tu satisfait de ta journée ? Peut-être, peut-être pas. Est-ce que demain sera pareil ? Probablement.
Maintenant, imagine la même chose de mon temps :
C'est le week-end, tes parents sont occupés, tu as fait tes devoirs (tu connais la chanson...), et tu ne sais pas quoi faire...
Mais tu n'as pas de téléphone, tu n'as pas d'ordinateur portable, tu as peut-être une ligne fixe, alors tu appelles ton ou tes amis :
"- Hé, quoi de neuf ?
- Pas grand chose.
- Tu veux qu’on se capte?
- Bah ouais ! Laisse-moi prendre le métro/prendre mon vélo/enfiler mes baskets et je te rejoins chez toi/ dans le parc voisin/ dans le quartier".
Alors tu traînes avec ton (tes) ami(s), tu parles de la vie, de l'école, de tes loisirs, des autres, de l'avenir...
Ou tu es seul(e), sans amis autour, mais tu commences à interagir avec le monde extérieur, que tu sois dans une ville animée ou que tu vives en pleine nature, tu sors de chez toi et ton cerveau bourdonne d'activité! Tes petits circuits neuronaux sont activés, des informations sont échangées, stockées, de nouvelles connexions sont établies...
Et cerise sur le gâteau : tu es actif(ve), tu n’es pas coincé(e) sur une chaise avec de la lumière artificielle qui perturbe tes cycles de sommeil, tu captes la lumière du jour, ce qui aide ton corps à produire toutes les hormones dont tu as besoin pour dormir et régénérer tout ton organisme. Et si en plus tu marches ou tu fais du vélo, ton corps bénéficie d'un entraînement gratuit, ce qui renforce tes os et améliore l'ensemble de ton corps, cerveau inclus (respiration, digestion, nettoyage, etc.).
Et tout cela est arrivé parce que tu t’ennuyais!
Et si tu as besoin d'être vraiment convaincu (bien que si tu connais le Collectif LOG OFF, c’est que tu as probablement déjà réalisé qu'être constamment en ligne peut gravement affecter ta santé en général et ton cerveau en particulier), une étude récente* publiée en 2019 par la revue World Psychiatry et menée par certains des plus éminents chercheurs d'Angleterre, d'Australie et des États-Unis montre qu'Internet peut gravement endommager ton cerveau, en altérant des zones spécifiques de la cognition, et en provoquant des changements dans la structure du cerveau, qui à leur tour bousillent ta capacité de concentration, ta mémoire et la façon dont tu interagis socialement.
Je ne sais pas pour toi, mais j’en ai des frissons rien qu’en tapant ça...
De nos jours, nous vivons dans un monde de suractivité, tout le monde doit faire des trucs tout le temps. Les parents remplissent le planning de leurs enfants comme si leur valeur reposait sur le nombre d'activités auxquelles ils pouvaient participer. Vouloir le meilleur pour nos enfants s'est transformé en vouloir le plus pour eux, et au lieu d'avoir des enfants heureux, nous avons maintenant un monde d'enfants stressés.
Le nombre d’enfants atteints de ADHD (trouble d'hyperactivité avec déficit de l'attention) est en hausse, l'autisme est en augmentation, le suicide chez les adolescents et les jeunes adultes ne cesse de progresser... au lieu d'aider nos futurs citoyens, nous les tuons lentement en les surchargeant de travail.
Bien que nous devons nous assurer que ce que nous pourrions prendre pour de l'ennui n'est pas en fait une dépression**, nécessitant ainsi une aide professionnelle plutôt qu'une bouffée d'air frais, nous devons également nous rappeler que l'ennui n'est pas mauvais. C'est en fait le terreau fertile dans lequel certaines grandes découvertes ont été semées, la fameuse sieste d'Isaac Newton sous un pommier en est un bon exemple (si vous n'avez jamais entendu parler de lui, je vous invite à aller le voir, vous savez où le trouver ! ;)), et si vous creusez un peu, vous découvrirez que la plupart des grands penseurs et des grands réalisateurs ont trouvé leurs plus grandes idées en ne faisant RIEN.
Pas étonnant que la méditation soit devenue si courante. Même les spécialistes du cerveau recommandent de s'asseoir tranquillement et de ne rien faire pour compenser les dommages causés par une activité en ligne trop importante. Même les écoles se rendent compte que les enfants en détention tirent plus de bénéfices, et sont donc plus faciles à gérer, lorsqu'on leur demande de méditer plutôt que de faire un travail supplémentaire***.
Enfant, je me souviens de tant de moments où je m'ennuyais. Mais d'une manière ou d'une autre, ces moments se sont tous transformés en aventures. Je trouvais du réconfort dans la nature, les champs transformés en terres étrangères, les arbres en refuges, les collines en montagnes que je devais conquérir. À l'adolescence, l'ennui m'a fait sortir de ma timidité et j'ai rencontré des gens vraiment cool de cette façon (certains n'étaient pas si cool que ça, mais on s'en fout). Je suis adulte depuis un certain temps maintenant et je me fais un point d’honneur de m'ennuyer de temps en temps.
Quand j'ai commencé à enquêter sur l'ennui, j'ai réalisé que je n'étais pas la seule et j'ai trouvé pléthore d’articles et de livres à ce sujet****. Je ne les ai pas tous lus, surtout parce que je voulais que cet article soit le mien et non un résumé de la vision des autres sur le sujet, mais je pense qu'au bout du compte, tout se résume à cela :
Si vous vous ennuyez, tant mieux !
Au lieu d'essayer sans cesse de trouver quelque chose, n'importe quoi à faire, prenez juste une respiration et imaginez que cela pourrait être le tout début d'un moment décisif dans votre vie. Vous pouvez vous asseoir, vous allonger, vous promener, gribouiller sans réfléchir, regarder autour de vous, prendre votre vélo, mais par dessus tout, n'essayez pas d'être efficace, productif, intelligent ou actif de quelque façon que ce soit.
Ennuyez-vous juste un moment et voyez ce qui se passe. Je vous promets que vous ne le regretterez pas. Je ne l'ai jamais regretté.
Sources :
* World Psychiatry, 2019 : "The "online brain" : how the Internet may be changing our cognition".
** Si une personne que vous connaissez semble s'ennuyer constamment, quelle que soit la quantité d'activité ou d'interaction qu'elle a, alors cette personne mérite toute votre attention et peut avoir besoin d'une aide professionnelle.
***Dr. Sandi Mann : "Le bon côté des temps d'arrêt : Pourquoi l'ennui est bon".
*** https://mindfulnessinschools.org/about/ & https://www.mindfulschools.org
****Jamie Ducharme (Time Magazine, 01/19) : "S'ennuyer peut être bon pour vous - si vous le faites bien. Voici comment".